Et l’on reparle des « salles de shoots » pour toxicomanes
« Perseverare diabolicum »
Professeur Jean Costentin
Président du centre national de prévention, d’études et de recherches sur les toxicomanies (CNPERT)
Le monstre du Loch Ness, ou plutôt le spectre des «salles de shoots» pour toxicomanes, ou (selon la nomenclature politiquement correcte) salles de consommation contrôlée des stupéfiants, refait surface. La ministre de la Santé, dont le projet sur ces salles avait été retoqué en octobre 2013 par le Conseil d’état, (puisqu’il contrevenait à la loi de 1970 sur la prohibition des stupéfiants), revient à la charge. Elle a rédigé un nouveau projet qui sera soumis très vite au Parlement. Cela relève sans doute des urgences législatives propres à résoudre les énormes problèmes auxquels notre pays est confronté ; à moins qu’il ne s’agisse d’une diversion pour les occulter. Quand on n’a pas « de grain à moudre », on peut donner quelques satisfactions à ses idéologues amis, même si ce qui ne coûte pas trop dans l’instant peut avoir à terme un coût social, sociétal, sanitaire, économique, parfaitement prohibitif. En l’occurrence ce serait le cas si la représentation nationale cédait à cette facilité de l’instant.
L’assemblée nationale accepterait alors que soit pratiqué, aux frais de la collectivité, en des lieux dédiés à ces administrations de drogues, ce que la loi interdit à l’extérieur de ces salles. Ce serait une rupture de la logique publique.
Avant de sauter dans le vide, le législateur devrait tirer parti des expériences effectuées à l’étranger, en s’enquérant tout d’abord du nombre (à peu près nul) d’individus que cette pratique a libéré de l’enfer des drogues. Il apprendrait en outre que l’ouverture de ces salles de shoots a coïncidé avec l’accroissement du nombre de toxicomanes. Ce constat a été fait en Allemagne, où la réduction, sur un an, d’un cinquième du nombre de décès par overdose, a coexisté avec (à partir de chiffres considérablement plus élevés) une augmentation de 15% du nombre de toxicomanes. Si le lien de causalité n’est pas établi, on ne peut, néanmoins, s’étonner que l’atténuation de l’image répulsive des drogues contribue à un plus large recrutement de leurs consommateurs. Ces salles dissimulent au regard le pitoyable et terrifiant spectacle des épaves que la drogue a fabriqué ; elles donnent une sensation de plus grande sécurité à ceux qui hésitent à franchir le pas ; elles contribuent à la banalisation des drogues ; elles traduisent une plus grande permissivité de la société à leur égard. Ces salles ont pour corollaire l’installation à leur entour d’espaces où le deal des drogues sera toléré / accepté et où la police aura la consigne de ne pas se manifester.
En matière de réduction des risques, le plus important d’entre tous est celui d’un plus grand recrutement de nouvelles victimes des toxicomanies.
La réduction de la transmission des hépatites B et C ainsi que du SIDA est un argument fallacieux, car la libre acquisition des seringues et même leur gratuité (coffrets Steribox), ont fait que les toxicomanes qui seraient accueillis dans ces salles seraient contaminés de longue date s’ils ne s’étaient interdit, depuis le début de leur pratique d’injections, l’échange de seringues et d’aiguilles. Les contaminations par ces virus sont désormais essentiellement sexuelles, et rien n’empêcherait qu’au sortir de ces salles, sous l’empire de la drogue, les sujets intoxiqués se livrent à des ébats sexuels sans préservatif.
La France n’est pas en retard sur les pays que la ministre voudrait nous faire copier, avec ces salles de shoots. Notre pays a fait beaucoup plus qu’eux en matière de prévention. De telles salles de shoots, en France, seraient un aveu d’échec de notre politique à cet égard et une véritable reddition dans la lutte qui doit être livrée en permanence aux toxicomanies. Notre pays a mis en place, à prix d’or : Les centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (CAARUD, environ 150 en France) ; les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA, environ 260 en France) qui vont fusionner avec les centres de cures ambulatoires en addictologie (CCAA, environ 250 en France), ce qui fera plus de 500 CSAPA ; les centres spécialisés de soins aux toxicomanes en milieu pénitentiaire ; les hébergements d’urgence ou de transition ; les réseaux d’appartements thérapeutiques ; les réseaux de familles d’accueil ; les unités d’hospitalisation spécifiques pour toxicomanes ; les dispensaires de vie (« boutiques ») ; les « sleep-in » ; les centres d’accueil type Croix Rouge ; les centres de dispensation de la méthadone ; les « bus méthadone » ( qui vont au-devant des toxicomanes) ; la dispensation, larga manu, de la buprénorphine à haut dosage, le trop fameux « Subu », si largement galvaudé, trafiqué, détourné, et dont la France est le plus gros dispensateur au monde ! Alors « Halte au feu » ! Avant toute autre chose, revisitons tout cela ; faisons les comptes des dépenses, des résultats, des détournements de procédures… Avant d’engager de nouvelles dépenses nouvelles, il convient de réévaluer l’intérêt de celles, énormes, qui sont pratiquées et qui n’ont pas su prévenir cette extrémité à laquelle le projet voudrait souscrire.
Le caractère expérimental évoqué, participe à la manipulation de l’opinion. Sa durée de six ans est si longue, qu’elle permettrait, en beaucoup moins de temps, d’oublier ce caractère expérimental initial. D’autant que cette expérience devait à l’origine être unique (quartier de la gare du Nord à Paris), alors que le projet prévoit que ces salles pourront se multiplier à l’envi. Le char de l’état (en France) n’a pas de marche arrière ; notre pays n’a pas la culture de l’expérimentation. Dès que ce qui a fait débat est passé (souvent en force) dans la loi, c’est aussitôt gravé dans le marbre ou l’airain (et on l’a dans le dos…).
Cette responsabilité historique ne peut pas être prise par un parlement dont ceux qui constituent sa « majorité » savent qu’elle n’est plus actuellement représentative de l’opinion des citoyens français. Nous avons estimé le coût annuel du fonctionnement d’une seule salle de shoots à 1.250.000 €uros ; il en faudrait 200 pour couvrir de façon homogène l’espace national (250.000.000 d’€uros au total). Dans cet hiver économique où s’enfonce notre pays, cette dépense s’apparenterait à une gabegie.
Ce serait une rupture avec la logique médicale, qui veut évidemment que l’on ne traite pas un patient victime d’une auto-intoxication en facilitant son accès au toxique et en sécurisant cette administration. On sait que cette sécurité incite à l’augmentation des doses administrées et, partant, conduit à une fréquence accrue des surdosages (« overdoses »). La réduction de leur mortalité tient seulement au fait qu’elles sont rattrapées plus vite et plus efficacement par le praticien de garde. L’association Drug free Australia avait démontré, dès 2006, que les risques d’overdoses étaient 36 fois plus élevés chez les toxicomanes fréquentant ces salles de shoots que chez ceux qui se piquaient dans les rues. Ceci a été corroboré au Canada par le constat d’une augmentation régulière de l’utilisation de la naloxone (Narcan®), utilisée pour la réanimation des surdoses morphiniques. La présence rassurante d’une équipe médicale, incite en effet le toxicomane à recourir aux plus fortes doses.
Ce serait une rupture avec le sens de la responsabilité médicale, puisque ces salles mobiliseraient un médecin pour assister à l’injection intra-veineuse d’un produit de nature non définie, non contrôlée, en concentration inconnue, non stérile, non apyrogène, mélangé le plus souvent (coupage) avec des ingrédients variés ; dans l’attente d’un accident pour tenter d’y porter remède. Si au sortir de ces salles de shoots, le « bénéficiaire » de ces mauvais traitements se livrait à des exactions, des agressions, ou provoquait un accident, le médecin, en conscience, pourrait-il ne pas s’en sentir, au moins en partie, responsable ?
Ce serait une rupture avec l’éthique médicale, qui interdit au médecin de nuire (« primum non nocere ») et de contribuer à pervertir/corrompre les mœurs. Ces salles de shoots seraient de très mauvais signaux adressés aux toxicomanes et à ceux qui ne le sont pas (encore).
Ce serait, nous l’avons dit, une rupture avec la loi de 1970. L’Etat, par ces salles, non seulement autoriserait, mais même organiserait, aux frais de la collectivité, l’administration de drogues prohibées à l’extérieur ; il fermerait les yeux, de façon complice, sur le deal pratiqué à l’entour. S’agissant de l’assainissement des quartiers où seraient implantées ces salles (argument régulièrement invoqué), les riverains ne s’y trompent pas, puisqu’ils sont vent debout contre cette vraie mauvaise idée.
Après avoir légalisé le cannabis à des fins thérapeutiques, en rupture manifeste avec les canons de la pharmacologie moderne, et qui transfigure l’image de cette drogue, devenue bonne pour tout et bientôt bonne pour tous, la même ministre, demeure, là aussi, totalement sourde aux recommandations qui émanent de l’académie nationale de Médecine, ainsi que de l’académie nationale de Pharmacie, lesquelles réunissent en leur sein les spécialistes les plus éminents en matière de clinique, de toxicologie, de pharmacologie, d’épidémiologie : ces académies ayant, après de longues et mûres réflexions, alimentées par de nombreuses auditions, exprimé leur totale désapprobation.
L’idéologie, cet entêtement, pourraient aggraver des toxicomanies déjà si dévastatrices dans notre pays qui n’a vraiment pas besoin d’ajouter des maux à ceux dont il souffre déjà à un si haut degré.
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